8.
Les nuages s’accumulent, couleur anthracite. Le soir tombe lentement, obscurcissant tout. Au loin, le tonnerre roule. De temps à autre, un éclair frappe l’horizon d’une fluorescence bleue.
Cassandre s’immobilise enfin, hors d’haleine. Il lui faut prendre une décision : au sud, la capitale en effervescence, au nord, la banlieue que le soir apaise.
Elle choisit le nord et se remet à courir jusqu’à ce qu’elle s’estime à distance suffisante de l’école. Elle s’autorise enfin une pause et s’affale sur le banc d’un abribus. Les yeux clos, elle attend que son souffle se calme, puis, sous la lueur du réverbère, s’empresse de déchirer le papier kraft du petit paquet. Une boîte apparaît. À l’intérieur, sur un feuillet blanc, une main nerveuse a tracé :
« … Cassandre ouvrit le colis et découvrit l’étrange objet. Elle se demanda ce que c’était. À ce stade, il valait mieux pour elle qu’elle ne le sache pas encore… »
Trois points de suspension avant et trois points de suspension après. Et aucune signature. Sous le papier, dans un écrin de satin mauve, repose quelque chose qui ressemble à une montre dorée avec un bracelet en cuir noir. Sur le cadran est inscrite une simple phrase « Probabilité de mourir dans les 5 secondes : »
En dessous un petit écran à cristaux liquides éteint porte le symbole « %. »
À droite, un petit bouton l’intrigue. Elle appuie.
L’écran s’allume et indique le nombre digital : « 88 », qui correspond à l’activation de tous les affichages à cristaux liquides.
Pas de place pour les minutes ou les secondes. Cet écran ne peut afficher que des nombres de 00 à 99.
Sur le colis lui-même, il y a inscrit en caractères bâtons : « Cassandre KATZENBERG, école des Hirondelles » et l’adresse.
Expéditeur : « d. »
Rien d’autre.
« d »… Serait-il possible que ce soit lui ?
Elle a l’impression que quelqu’un l’observe de loin. Dans le doute, elle préfère ne pas s’attarder dans l’abribus. Elle s’éloigne sur le trottoir jusqu’à l’intersection suivante.
Ne pas devenir paranoïaque mais rester vigilante.
Elle fixe sa montre pour voir si son déplacement a entraîné une modification de l’écran mais celui-ci indique toujours « Probabilité de mourir dans les 5 secondes : 88 %. »
Comme elle a les yeux rivés sur sa montre-bracelet, elle traverse la rue sans regarder. Avec un crissement de freins, une grosse moto l’évite de justesse.
— Hé ! regarde devant toi, si tu ne veux pas mourir ! vocifère le motard en lui balançant un geste obscène.
Elle considère que c’est là un excellent avertissement et préfère recouvrir sa montre avec la manche de sa veste pour ne pas être tentée de l’observer.
Au bout d’une demi-heure d’errance elle voit apparaître une autre menace qui l’inquiète beaucoup plus. Au bout de la rue se profile lentement une voiture affichant sur sa carrosserie les six lettres redoutées : POLICE.
Le directeur a donné l’alerte.
Le ciel s’obscurcit encore et il se met soudain à pleuvoir. Cassandre accélère le pas. La voiture roule dans sa direction à vitesse réduite. L’avenue est déserte. Il n’y a ni piéton, ni circulation automobile, juste cette voiture qui approche sous la pluie battante.
Elle court, puis se cache derrière un arbre et attend, griffes et canines prêtes à attaquer.
Elle a retrouvé les armes primitives que tout le monde possède mais que beaucoup répugnent à utiliser.
Elle se sent une femme des cavernes au milieu du monde moderne. Et cette primitivité, loin d’être un handicap, est une force. Même si elle ne la contrôle pas aussi bien qu’elle le voudrait.
Je ne dois plus me poser de questions sur mon passé et ne penser qu’à l’avenir.
La foudre illumine l’horizon et dessine un buisson d’éclairs qui l’éblouissent. La pluie redouble et flagelle le sol bruyamment. La voiture de police glisse, toute proche, et Cassandre n’a que le temps de se tapir derrière un autre platane.
Quand le véhicule arrive à sa hauteur, un homme à la portière braque une torche pour éclairer le trottoir. La jeune fille tourne lentement autour de l’écorce pour rester dans la zone aveugle. Le faisceau de lumière l’effleure sans la toucher.
L’arbre l’a sauvée.
Merci l’Arbre.
La voiture est passée.
La foudre fend à nouveau les nuages dans un vacarme assourdissant. La pluie redouble. Les cheveux de la jeune fille deviennent lourds. Ses vêtements trempés collent à sa peau.
En dehors de cette barrière de fil de fer et de ce qu’elle masque, aucune cachette possible. De l’autre côté de la rue s’étendent des terrains vagues. Juste un trottoir, des arbres et un long grillage qui n’en finit pas. Elle l’examine. Sur les mailles de métal sont collées en plusieurs épaisseurs, des affiches de concerts, des portraits de politiciens ou de vedettes de cirque. Parfois, une pancarte plus grosse et à moitié taguée annonce « DOM », avec en dessous « DÉFENSE D’AFFICHER ». La partie supérieure du grillage est recouverte d’un barbelé où sont accrochés des sacs plastiques flottant comme des guirlandes. Au-delà du treillage, des arbres plantés serrés ne laissent rien voir de ce qui est derrière.
Elle entend un ronronnement de moteur, se retourne et voit les cônes blancs des phares qui se rapprochent, fouillant le brouillard.
Ils reviennent.
Accoudé à la portière, l’homme à la torche scrute les alentours de gauche à droite, avec beaucoup d’attention. Elle repère soudain un accroc dans le grillage. Elle tire sur le métal rouillé, l’écarte, parvient à ouvrir un passage à travers lequel elle plonge et se démène pour libérer son jean qui accroche.
Elle n’a que le temps de rentrer ses pieds et de se blottir derrière les feuillages. Déjà, le faisceau de la torche éclaire la zone où elle se trouvait quelques secondes plus tôt.
Le véhicule la dépasse et poursuit sa route.
Cassandre comprend que, quel que soit ce lieu où elle a basculé, elle doit pour l’instant y rester cachée. Elle attend sans bouger. La voiture de police repasse en sens inverse, encore plus lentement.
Ils savent que je suis dans le coin. Ils ont dû repérer mes traces quelque part.
Mais le faisceau ne détecte pas les mailles tordues dans le grillage. La voiture poursuit sa route.
Ils vont revenir.
Ils finiront par remarquer l’accroc dans la clôture.
Elle n’a donc plus le choix.
Cassandre Katzenberg s’enfonce dans le monde inconnu, de l’autre côté du grillage.